Nous étions 6. Il était presque midi. L’ambiance était fébrile en ce jeudi matin. Nous savions qu’au même moment, dans une salle de réunion non loin de là, le sort d’une année intense de travail allait se sceller. Nous avions eu beau nous donner à fond, les résultats n’étaient pas à la hauteur : notre structure dépensait plus d’argent qu’elle n’en gagnait. Soit on continuait avec les mêmes équipes, soit on s’orientait vers un licenciement économique. Pile ou face dans une PME.
Depuis le matin, j’avais beau essayer de travailler, ma pensée se dirigeait vers Patrick, qui, seul, participait à cette difficile réunion face à des actionnaires intransigeants. A chaque fois que quelqu’un passait la porte de notre open space, il y avait un sursaut : nous attendions tous le retour de Patrick. L’attente était interminable…
Soudain, la porte s’ouvrit. Patrick rentra. Il y avait un contraste entre la beauté de son sourire et la tristesse de ses yeux. Il nous dit d’un ton bizarre “On peut se réunir dans la salle de réunion ? “. C’était exactement le ton de l’infirmière quand elle dit “Ça va bien se passer” au patient qu’elle va piquer. Un ton à la fois encourageant et fatal.
Nous nous réunîmes donc dans la salle. Tous les 6 plus Patrick. Il nous dit : “Je ne vais pas y aller par quatre chemins, les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, nous allons réduire les effectifs. Je dois lancer un licenciement économique de 3 d’entre vous.”
Cette annonce sonna dans ma tête comme un “Gong”. Ce que nous craignions tous était en train d’arriver. Personne n’osait se regarder, et attendait la suite.
“Je ne vais pas vous faire attendre plus longtemps, je vais vous annoncer maintenant qui est concerné par ce licenciement économique. Il s’agit de Jean, Marie, et Alex. J’en suis désolé”
Deuxième Gong dans ma tête. Mon nom ne faisait pas partie des personnes citées, mon sentiment oscillait entre soulagement et frayeur.
S’en suivit une discussion très ouverte, pour expliquer comment nous en sommes arrivés là, dans cette PME, pourquoi cette décision était inévitable. Je n’écoutais presque plus. Mes oreilles étaient abasourdies par les 2 gongs…nous étions en train de vivre un licenciement économique.
La réunion se termina à 12h15. C’était l’heure du déjeuner, mais personne n’avait faim… Et ce qui arriva ensuite est exceptionnel.
Plutôt que se réfugier dans son téléphone perso pour prévenir sa compagne ou son conjoint, plutôt que de fuir aux toilettes pour s’isoler, nous eûmes un réflexe commun : sortir et parler. L’ambiance était lourde, mais l’air était bon, et nous restions ENSEMBLE. Certains pleuraient, d’autres souriaient. Sur 6, 3 partaient, 3 restaient. On se soutenait du mieux qu’on pouvait, et les plus tristes n’étaient pas forcément les partants…Au moment de la grande division, nous restions solidaires.
C’est à ce moment que Jean a eu une idée : “Et si on allait tous ensemble au resto ? Maintenant !”
Dans une histoire normale, le jour d’un licenciement économique, la majorité aurait refusé, prétextant une course à faire, ou un travail à terminer. Le réflexe est de souffrir seul, et il y aurait du y avoir une scission entre ceux qui restent et ceux qui partent. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé.
Non seulement nous partîmes tous les 6 déjeuner ensemble, mais le boss, Patrick, se joignit à nous. Celui qui venait de prendre la décision de licencier 3 personnes déjeunait avec elles.
C’était complètement fou. Et l’ambiance pendant ce déjeuner était bonne, vraiment bonne. Il n’y avait pas de gagnants et de perdants, il y avait une équipe, soudée dans l’épreuve.
C’était magique. Le monde a l’envers, des tranches de fou rire à un moment de grande tristesse.
Après le repas, chacun a repris son travail en cours. Les partants pouvaient commencer à réflechir à leur projet professionnel, la joie du repas s’est bien sûr doucement apaisée, mais l’après-midi ne fut pas glauque, vraiment pas.
Cette histoire est VRAIE. Intégralement. Seuls les prénoms ont été changés. Ce n’est pas juste une belle histoire.
Alors POURQUOI ? Pourquoi, une telle réaction d’unicité en plein licenciement économique dans cette PME ? Pourquoi notre réflexe a-t-il de rester ensemble et de se soutenir ?
J’ai ma petite réponse…
Ce que je n’ai pas dit, c’est que pendant toute l’année, cette entreprise a été admirablement gérée.
– D’abord, le projet de l’entreprise était clair. Ambitieux mais clair, et ils avaient été déclinés en objectifs pour chaque membre de l’équipe. Et en plus, il avait du sens. Vraiment.
– Ensuite, le projet était incarné par une personne, Patrick, dont le charisme et la constance naturels nous guidaient.
– Et puis chacun, depuis le début de l’année, connaissait son rôle, et à quel point il était un ingrédient de la réussite générale. Chacun avait sa place, et s’y sentait bien.
– Toutes les semaines, nous faisions une réunion d’avancement, où chacun, tour à tour, prenait la parole et expliquait son avancement et ses prochaines actions. Et si le projet global évoluait, nous l’actions ensemble
– Un vrai esprit d’équipe s’est développé. Et l’esprit d’équipe, cela se développe, nous, c’était à travers des séminaires d’entreprise qui se passaient admirablement bien.
– Et enfin un point crucial : il y a toujours eu une grande transparence dans la situation de l’entreprise. Nous savions depuis le début que le projet était ambitieux, et quand les difficultés financières sont arrivées, nous l’avons tout de suite su, et avons lancé des plans d’actions pour redresser la situation.
Alors bien sûr, tout n’était pas rose, sinon, nous n’en serions pas là. Mais ce que je veux dire, c’est qu’une fin “heureuse” n’est pas complètement le fruit du hasard. Si nous avons été aussi unis à la rupture, c’est que tout avait été mis en place pour que le groupe fonctionne bien.
Et malgré le parcours chaotique, personne n’avait envie de partir.
Cette boite a tout compris : Donner à chacun une place dans laquelle il s’épanouit professionnellement. Cette expérience a marqué ma vie. Et c’est aujourd’hui une mission : je rêve que chacun trouve le rôle de sa vie. C’est pour ça que ce Chacun Sa Route existe, et que je me bats chaque jour.
PS : j’oubliais : au bureau, il y avait une grande cuisine, et nous avions l’habitude de déjeuner ensemble. Croyez moi, ce n’est pas (juste) un détail…